Saint‐Brevin, un an après : anatomie d’une bataille perdue par l’extrême droite

Il y a un an, le maire de la commune démissionnait après l’incendie de sa maison, perpétré après des semaines de polémiques autour du déplacement du centre d’accueil de demandeurs d’asile. Depuis, le calme est revenu et l’extrême droite, qui avait attisé la révolte, a déserté.

La rédaction de Mediapart

11 mai 2024 à 10h35

SaintSaint-Brevin-les-Pins (Loire-Atlantique).– Faire le trajet à pied, son bébé en bandoulière, serait trop usant pour elle. Pour se déplacer dans Saint‐Brevin‐les‐Pins, Marie* (prénom d’emprunt), aidée ce jour‐là d’un ami pour porter des affaires, emprunte les navettes gratuites circulant dans la commune. Cinq ou six kilomètres séparent le cœur du bourg de sa destination, plus au sud, desservie toutes les deux heures : le centre d’accueil de demandeurs d’asile (Cada).

Originaire de Guinée, Marie y est arrivée quelques jours avant Noël. Sans savoir combien de temps elle allait y rester. « J’attends la réponse de l’Ofpra », l’Office français de protection des réfugiés et apatrides, répète la jeune femme de 25 ans. 

Sa vie ici ? « Ça se passe bien », décrit‐elle, vaguement consciente des événements qui ont secoué l’an passé la commune d’environ 15 000 habitant·es : « On a entendu que les Blancs qui sont là ne voulaient pas voir les Noirs ici. Depuis, ça va, il n’y a aucun problème avec les voisins. » Mais la prudence reste de mise. « Pas de photo des personnes ! », apostrophe une autre femme hébergée au centre à la vue de notre appareil, tandis que quelques enfants s’amusent sur leurs vélos. Marie et les autres mères du Cada préfèrent rester « vigilantes » lorsque ces derniers jouent dans la cour du centre : « Parce que c’est pas facile, quand tu es dans un quartier avec des gens qui n’acceptent pas. »

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La cour du Cada de Saint‐Brevin.  © Photo : Samuel Hauraix / Mediacités

Ceux‐là commencent à se faire entendre dès le printemps 2022. Soit quelques mois après la décision de l’État d’implanter ce nouveau Cada, avec 110 places, dans le quartier de l’Ermitage, un secteur paisible où les allées de pins maritimes bordent de belles demeures, près du front de mer. Objet principal de la grogne : la proximité directe avec l’école. Réunie dans le collectif pour la préservation de la Pierre-Attelée, du nom de l’établissement et de la forêt environnante, la poignée initiale de parents d’élèves et de riverains s’inquiète notamment de la « sécurité des enfants ».

Ce groupe, qui se veut « totalement apolitique » et se dit « favorable à la création » du Cada, reçoit le soutien d’habitant·es du quartier, membres de Reconquête. Tandis que les représentants locaux du parti d’extrême droite, ainsi que ceux du Rassemblement national (RN), prennent position contre le projet, l’affaire remonte naturellement jusqu’aux oreilles d’Éric Zemmour. Et attire l’attention des médias de la même couleur (Boulevard Voltaire, Fdesouche, Riposte laïque…). Dans les manifestations qui s’organisent alors, d’autres groupuscules s’invitent : l’association intégriste Civitas (dissoute depuis), le mouvement nationaliste et royaliste Action française, le Rassemblement vendéen…

« On a toujours dit qu’on ouvrait la porte à tout le monde, car on estimait qu’on n’avait pas à juger ce qu’ils sont, formule aujourd’hui auprès de Mediacités une porte‐parole du collectif. Ils venaient défendre notre cause. On n’en avait rien à cirer de tous leurs trucs politiques. Ça partait dans plusieurs directions, mais la trame, ce sont des nationalistes. Mais même des gens de gauche, de la mairie, de n’importe quelle étiquette, que ce soit des cathos, des musulmans, des hindous… On aurait accueilli la terre entière. »

Une ouverture sans limites qui ne plaît pas à tout le monde. « D’octobre 2022 à janvier 2023, on a observé une politisation et une radicalisation, avec des gens venus de Paris prêts à en découdre, certains masqués, des skinheads…, qui ont “grotesquisé” le mouvement, dit Gauthier Bouchet, délégué départemental du Rassemblement national de Loire‐Atlantique, présent aux deux premiers rassemblements des 15 octobre et 11 décembre 2022, mais pas aux suivants. Aux yeux d’opposants modérés, le mouvement de contestation a paru encore pire que la venue d’immigrés. » Résultat, début février 2023, le responsable du RN préfère prendre ses distances.

Le RN se met en retrait

Un retrait susceptible d’ouvrir l’appétit d’autres acteurs en quête de visibilité sur le terrain. Le 25 février, date de la troisième manifestation, près de 400 opposants se mobilisent à nouveau (contre environ 900 partisans selon la gendarmerie). Parmi eux, Alain Haveneau, référent Loire-Atlantique des Patriotes. « J’ai été invité par Pierre Cassen », fondateur du site islamophobe Riposte laïque, également présent à la tribune, confie aujourd’hui le représentant du parti fondé par Florian Philippot.

« Manifester aux côtés de gens manifestement très radicaux peut me gêner dans une certaine mesure, concède ce partisan du « Frexit » (sortie de la France de l’Union européenne), qui prend la parole ce jour‐là aux côtés d’Alain Escada, président de Civitas. Mais je n’ai pas grand‐chose à voir avec ces mouvements‐là. Nous étions rassemblés sur la base du plus petit dénominateur commun, la cause à défendre. Forts du précédent de Callac, la partie méritait d’être jouée. »

Mais Saint‐Brevin ne va pas connaître le destin du village des Côtes‑d’Armor qui, sous la pression des mêmes opposants, venait d’abandonner un projet similaire. Le 22 mars marque un tournant : le domicile du maire, Yannick Morez, critiqué et menacé depuis des mois pour sa position favorable au Cada, est incendié. Stupéfaction générale. Ce sera « le plus gros traumatisme » pour la ville, décrit Dorothée Pacaud, la nouvelle maire, en se rappelant les coups de feu tirés en 2016 contre la première structure d’accueil à Saint‐Brevin. Une enquête criminelle est toujours en cours.

Le choc de l’incendie

Deux hommes, soupçonnés d’être proches du collectif d’opposant·es, sont placés en garde à vue en juin 2023, puis remis en liberté. « L’image de notre petit collectif a été entachée », dénonce sa porte‐parole, qui revendique aujourd’hui 95 membres (« que des locaux »), criant à la « manipulation » « S’il y avait un viol ou une agression aujourd’hui, ce serait peut‐être encore de notre faute ! »

Refroidi par le climat de violence, Reconquête se désengage à son tour. La mobilisation du 29 avril 2023 a lieu sans les banderoles du parti zemmouriste. « On a probablement perdu des gens qui auraient voulu qu’on reste dans le combat physique. Mais notre rôle n’est pas d’entraîner ces gens dans la violence, de rentrer dans une logique d’affrontement, ose Arnaud Clémence, délégué départemental. On reste sur un débat d’idées. »

Du côté du collectif d’opposant·es, on regrette aujourd’hui de n’avoir pas été plus loin. « À Callac, ça a fonctionné parce que les Bretons sont plus agressifs, plus nationalistes. Nous, on n’a pas été agressifs. »

Une ouverture dans le calme

Reste que le 11 mai 2023, toujours sous le choc d’un incendie où sa femme et ses trois enfants ont « manqué de mourir », le maire, Yannick Morez, décide de démissionner. Ce retrait fera l’effet d’un électrochoc dans la classe politique française. L’État est alors critiqué pour son manque de soutien aux élus locaux, mais aussi pour sa mollesse face aux agissements de l’extrême droite. Une manifestation de soutien rassemble alors près de 1 500 personnes le 24 mai 2023, dont des personnalités du monde politique. 

L’ancien maire (sollicité par Mediacités, il n’a pas donné suite) a déjà entamé son tour du monde en voilier lorsque la structure finit par accueillir ses premières familles, début décembre. Une ouverture dans le calme, malgré la crainte d’une résurgence des tensions, qui officialise la fin de partie.

Un mois plus tard, Aurore, qui gère les lieux (et refuse les interviews pour « ne pas remettre une pièce dans la machine »), et les autres associations impliquées, la préfecture et l’école, tirent un premier bilan. « Tout le monde a acté que cela se passe très, très bien », rapporte la maire de Saint‐Brevin. Une impression confirmée par les quelques témoins interrogés à proximité du site. « Pour l’instant, il n’y a pas de problème. Mais bon, ça ne fait pas longtemps qu’ils sont là… », se méfie encore cette retraitée, son chien en laisse, qui s’inquiétait d’un éventuel impact sur le prix des maisons. Ravi de cette baisse de tension et de la mobilisation des pro‐Cada, un autre habitué du quartier souffle : « Tout ça pour ça… »

Des étrangers intégrés

La population accueillie passe « pratiquement inaperçue dans le paysage », complète Philippe Croze, du collectif des Brévinois attentifs et solidaires, qui accompagne les occupant·es dans leurs rendez‐vous administratifs, leur propose des ateliers sur la parentalité ou les fait bénéficier de spectacles gratuits, du fait d’une convention avec une association locale. L’apprentissage du français est assuré par une autre structure.

Toujours selon ce militant, environ une centaine de personnes sont hébergées au Cada aujourd’hui. Avec « une vingtaine de familles, des femmes ou couples avec enfants (scolarisés pour certains dans l’école), dont beaucoup en provenance de Guinée. On compte aussi 35 célibataires hommes, majoritairement des Afghans ». Malgré le calme apparent, le responsable associatif, qui a mal vécu les secousses de l’an dernier, reste prudent. « Ça nous a mis sur nos gardes par rapport à l’attitude de l’extrême droite sur les réseaux sociaux », explique Philippe Croze. Lui‐même qualifié d’« islamo‐gauchiste » dans certaines publications, il dit en avoir « pris plein la gueule ».

Le collectif anti‐Cada, lui, n’en démord pas. « Ici tout le monde déplore ce Cada, pas que notre quartier. Comme prévu, on a tout un tas de gens à glander, à faire du vélo. On les nourrit, on les habille… On espère qu’un dealer ne va pas venir ici mettre son bordel. Et puis, il y a des départs d’incendies à Saint‐Brevin. On ne veut pas faire d’amalgame, mais forcément on se pose des questions », s’inquiète la porte‐parole, qui a le sentiment d’avoir été « dépossédée » de son tranquille cadre de verdure.

Le genre d’accusations que la maire trouve « insupportable »« C’est toujours le vieux message que l’étranger est porteur de problèmes », développe Dorothée Pacaud, fustigeant les « mensonges » et la « manipulation » utilisés en face. « Les habitants ont beaucoup souffert de l’image d’une ville pas accueillante qu’on a voulu lui donner, reprend‐elle. Une ville qu’on a voulu diviser. C’est ma satisfaction de dire qu’ils [les anti-Cada – ndlr] n’ont pas gagné. La population locale a résisté. »

La rédaction de Mediapart

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