Ces sans-abri chassés de Paris avant les JO : “Ils veulent se débarrasser de nous”

Vu de Suède. 

À deux mois des Jeux olympiques, les associations dénoncent un “nettoyage social”, avec une augmentation des évacuations des plus précaires, notamment des mineurs, parfois hors d’Ile-de-France. Entre vente à la sauvette et patrouilles insistantes de la police, un journaliste du quotidien suédois “Dagens Nyheter” raconte leur quotidien sous pression.

Dagens Nyheter

Traduit du suédois

  Publié aujourd’hui à 05h00  Lecture 6 min.

Paris fait la chasse aux sans-abri avant les JO.
Paris fait la chasse aux sans-abri avant les JO.  DESSIN DE TJEERD ROYAARDS, PAYS-BAS.

“Elles sont fraîches, mes tomates, elles sont pas chères !” bonimente un vendeur du marché de la porte de Montmartre, dans le nord de Paris. C’est samedi et, à côté du marché aux légumes, un autre commerce, plus informel, a posé ses étals dans ce quartier décati de la capitale. L’ombre des frondaisons accueille un petit marché aux puces.

“Des chaussures, vous ne voulez pas des chaussures ?” hèle Ramu, 23 ans, qui a posé quelques vieilles paires de baskets et des talons aiguilles sur un drap. Il les a astiquées du mieux qu’il pouvait, mais ne pourra sans doute pas en tirer plus de deux ou trois euros la paire. Ces chaussures, il les a respectivement trouvées dans une poubelle et dans un bac de tri, confesse-t-il.

“C’est difficile de trouver du travail. Du coup, je viens ici et je vends des trucs pour me faire un peu d’argent”, lâche Ramu. Ramu est originaire d’Algérie et préfère parler anglais que français. L’anglais, il l’a appris grâce au jeu vidéoAssassin’s Creed. “Ce jeu, il t’apprend à penser de manière rationnelle, stratégique. Pas à agir de manière impulsive. Si j’ai des enfants un jour, c’est ce que je leur apprendrai.”

“Il faut être prêt à cavaler”

Un rat mort gît à un mètre de son drap. Ramu n’y prête guère attention. Son regard serait plutôt attiré par les abords du marché. “La police n’est jamais bien loin. Il faut être prêt à cavaler. Ce qu’ils cherchent, ce sont les produits alimentaires et les choses plus récentes et plus chères, comme les jeux vidéo et d’autres trucs qu’ils pensent avoir été volés. Mais, s’ils vous chopent, ils vous prennent tout ce que vous avez, raconte Ramu, qui parle d’expérience. Ils ont quatre ou cinq camions poubelles qui tournent, comme ça ils peuvent se débarrasser rapidement de nos affaires.”

Une femme d’un certain âge s’approche et me présente un téléphone rutilant. “Samsung Galaxy ?” Quand je décline, elle escamote le téléphone et s’éloigne en trottinant. Ramu secoue la tête et me confesse qu’il ne se fie à personne, ici.

“Ça vole vraiment beaucoup, et ça vend beaucoup de marchandises volées. Mais, moi et beaucoup d’autres, on ne vend que ce qu’on trouve dans les poubelles et dans les bacs de tri. Il doit y avoir la moitié d’entre nous qui est sans papiers.”

À ces mots, le marché est parcouru d’un tressaillement. Ramu tend le cou. La police est en chemin. Il ramasse ses chaussures à la hâte, roule son drap en boule et le jette par-dessus son épaule. “En ce moment, ils débarquent au marché plusieurs fois par jour. Ils veulent se débarrasser de nous. Les JO commencent bientôt et la Ville ne veut pas que vous voyiez comment ça se passe ici”, commente Ramu avant de prendre la poudre d’escampette.

Quelques minutes plus tard, des policiers arrivent à pied. Ils portent des cabas Ikea remplis de produits alimentaires que quelqu’un a essayé de vendre. “La date de péremption est dépassée. C’est mauvais pour la santé de manger ça”,justifie un policier. L’esplanade de terre battue se vide. Mais, au bout de quelques minutes, les vendeurs sont de retour avec leurs draps. Ventre affamé n’a pas d’oreilles.

“On ne vole rien. On est honnêtes”

“Quand je me suis réveillé ce matin, j’avais zéro euro. Maintenant, j’ai ça”,claironne Fatah, en désignant de la tête quelques pulls et quelques pantalons glanés dans des poubelles et des bacs de collecte dans les rues cossues du XVIe arrondissement.

Fatah fait une tête de plus que tous les autres, vient du Sénégal et n’a pas de papiers. “Les gens jettent vraiment tout et n’importe quoi ! Regardez ces pièces en or du XIXe siècle. Je les ai trouvées dans une poubelle !” Une des pièces en question a été frappée en 1899.

“Celles-là, je ne les vends pas. Quand ça ira mieux pour moi et que j’aurai dégoté un vrai boulot, je regarderai ces pièces de monnaie et je penserai à ce que c’était de vivre dans la rue.”

Fatah dort le plus souvent dans un parc, dans l’embrasure d’un porche ou chez une connaissance. Aujourd’hui, il est rejoint par Ibrahima, qui lui paie un café et des akara, des boulettes de haricots frits. Les deux amis savent qu’ils sont tout en bas de l’échelle sociale. Ils ont vu un peu de tout ici. Il arrive que ça se bagarre, raconte Fatah, qui a même été témoin d’une agression fatale à l’arme blanche.

La chasse aux pauvres, une vieille habitude des JO 

Le cas de Paris ne fait pas exception, rappelle Dagens Nyheter. Les villes hôtes ont presque toujours cherché à cacher leurs “indésirables”. En quelques dates clés, le quotidien suédois revient sur cette part sombre des JO.

  • Tokyo 1964 : Il y a tout juste soixante ans, le Japon accueille ses premiers JO. Symbole de la modernité, le Shinkansen (train à grande vitesse) est inauguré quelques jours avant le début des Jeux. En parallèle, “les sans-abri sont évincés des parcs de la ville et des centaines de pickpockets […] arrêtés”.
  • Moscou 1980 : La capitale russe organise un “nettoyage de ses alcooliques et des toxicomanes de la ville”. “Beaucoup sont envoyés dans d’autres parties du pays”.
  • Séoul 1988 : En amont des Jeux, la ville coréenne place des “milliers de sans-abri, d’enfants des rues et de personnes handicapées” dans des “institutions où une partie d’entre eux ont été victimes d’abus”, explique Dagens Nyheter, citant une enquête de l’agence de presse américaine AP.
  • Atlanta 1996 : La ville américaine fait place nette : elle “criminalise le fait de s’allonger dans l’espace public”, ce qui permet de chasser les sans-abri du centre d’Atlanta.
  • Pékin 2008 : Les autorités débarrassent la ville de ses prostituées et de ses mendiants. Au total, on estime que plus d’un million de personnes ont été déplacées, notamment pour permettre la construction de nouvelles infrastructures.
  • Paris 2024 : Selon le collectif le Revers de la médaille, qui rassemble des associations d’aide aux plus fragiles, 12 500 personnes dont près de 3 500 mineurs, auraient été expulsées de leur habitat précaire depuis avril 2023.

Pourtant, la présence du marché aux puces était tolérée par la police. Jusqu’à maintenant. Fatah et Ibrahima racontent que quelqu’un de la Ville est passé récemment pour leur dire que le marché allait fermer pendant les mois des JO. “Mais qu’est-ce qu’on va faire ? C’est tout ce qu’on a comme gagne-pain”, soupire Fatah, inquiet. “On ne vole rien. Ibrahima et moi, on est honnêtes”,assure-t-il.

La police multiplie les descentes

On dénombre près de 7 000 sans-abri dans l’agglomération parisienne, selon les associations humanitaires. Certains d’entre eux sont des demandeurs d’asile qui attendent l’examen de leur dossier, d’autres des sans-papiers comme Fatah et Ibrahima, qui rêvent simplement d’une vie meilleure.

Mais beaucoup sont aussi nés sur le sol français. Les inégalités se sont creusées depuis la pandémie et, selon la Fondation Abbé Pierre, le nombre de sans-abri a doublé en dix ans. Depuis l’automne dernier, la police multiplie les descentes pour démanteler les campements qui fleurissent le long de la Seine et ailleurs.

“Avant, les expulsions avaient lieu une fois par mois, mais, depuis cet automne, c’est toutes les semaines. On le voit bien quand on se promène dans le centre de Paris : il y a beaucoup moins de tentes maintenant”, constate Antoine de Clerck, porte-parole du collectif Le Revers de la médaille, soutenu par près de 80 associations.

Les sans-abri se voient proposer un relogement dans une autre ville lors de leur expulsion. “Ce sont entre 100 et 150 personnes qui sont expulsées chaque semaine. Mais on ne leur donne un toit que pour trois semaines. Après quoi, on les rejette à la rue. Les communes n’ont pas suffisamment de moyens pour les prendre en charge”, déplore Antoine de Clerck.

Quarante pour cent d’entre eux finissent tout de même par trouver une solution d’hébergement. Mais 60 % redeviennent SDF, révèle-t-il. La mairie de Paris assure que les expulsions n’ont rien à voir avec les JO mais s’inscrivent simplement dans le cadre d’une campagne visant à réduire le nombre de demandeurs d’asile en ville.

“Ils nous amènent des gens en car”

“C’est absurde”, cingle le maire d’Orléans, à 130 kilomètres au sud de Paris. “Ils nous amènent des gens en car chaque semaine, ils les logent dans un hôtel premier prix pendant trois semaines, puis ils les mettent à la porte. Tout ça en catimini !” tonnait-il pendant une conférence de presse, en mars.

Un “nettoyage social”, estiment les associations, qui précisent que les sans-abri qui refusent d’être relogés se voient obligés de s’excentrer loin du cœur de la capitale. Comme à la porte de Montmartre, dont le Dagens Nyheter a visité le marché aux puces. Mais, même là, on ne les laisse pas tranquilles. Le village olympique de Seine-Saint-Denis n’est pas loin et un des stades des Jeux se trouve porte de la Chapelle, à trois kilomètres à l’est. Plusieurs hôtels du secteur vont accueillir des journalistes étrangers pendant les JO.

Pour circuler librement à proximité des stades et dans les quartiers du centre de Paris, un code QR spécial sera demandé pendant les Jeux. L’objectif est de réduire le risque d’attentat. Le porte-parole de la police explique au Dagens Nyheter que la porte de Montmartre n’est pas concernée “pour l’instant” par ce code QR obligatoire. Concernant le marché aux puces, la réponse est tout aussi floue : “Les règles n’ont pas encore été définies.”

Les employés de deux associations du quartier rapportent au Dagens Nyheteravoir été informés par la Ville que le marché aux puces serait totalement interdit en juillet et août, pendant la durée des Jeux.

Antoine de Clerck, du collectif Le Revers de la médaille, craint que le code QR obligatoire et le tour de vis de la police empêchent les pauvres et les sans-abri de Paris de subvenir à leurs besoins cet été : “Ça nous inquiète. Parce que qu’est-ce qui se passe quand une personne se promène avec le ventre vide pendant plusieurs jours ? Elle peut perdre les pédales. Ce qu’on demande, c’est que l’État mette des moyens, de sorte qu’il y ait de la nourriture et des hébergements pour tous les sans-abri, quelle que soit la ville où ils se trouvent.”

Erik de la Reg

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