« Si le RN arrive au pouvoir, les premières victimes seraient les personnes de nationalité étrangère ou perçues comme telles »

L’immigration apparaît comme une priorité des nombreux aggiornamentos que la dissolution de l’Assemblée nationale impose à la gauche, observe dans sa chronique Philippe Bernard, éditorialiste au « Monde ».

Rares sont les certitudes qui émergent de cette période de turbulences ouverte par le choix d’Emmanuel Macron de jouer la France au poker. En voici au moins une : les catégories populaires et singulièrement les personnes de nationalité étrangères ou perçues comme telles seraient les premières à faire les frais d’une arrivée au pouvoir du Rassemblement national (RN). Les unes parce qu’elles sont en première ligne pour payer la facture de ses promesses fallacieuses ; les autres parce que, tout en vivant souvent la précarité sociale, elles servent, en outre, de boucs émissaires à l’extrême droite.

De cette potentielle tragédie qui verrait la haine des étrangers investir le gouvernement de la France à la veille de Jeux olympiques et paralympiques censés symboliser son rayonnement international, les responsabilités sont très anciennes et partagées. Depuis ses premiers succès électoraux aux municipales en 1983 à Dreux (Eure-et-Loir), le Front national (devenu Rassemblement national) n’a cessé de prospérer en instrumentalisant la xénophobie sur deux registres : économique – l’immigré présenté comme prenant « le travail des Français » et pesant sur les comptes sociaux – et identitaire – la France ne serait « plus la France ». Les gouvernements de droite, mais aussi ceux de gauche, ont répondu à cette pression en musclant sans cesse les lois sur l’immigration et la nationalité. Ni François Mitterrand, ni surtout Jacques Chirac ou Nicolas Sarkozy n’ont hésité à utiliser ces questions pour diviser leur opposition ou séduire des électeurs.

Alors que Marine Le Pen surfait déjà sur l’émotion suscitée par les attentats islamistes, les crises migratoires européennes et les violences urbaines, Emmanuel Macron avait rallié en 2017 des électeurs de gauche en choisissant une ligne ouverte. « Le sujet de l’immigration ne devrait pas inquiéter la population française (…). L’immigration se révèle être une chance d’un point de vue économique, culturel, social », déclarait-il alors à l’hebdomadaire protestant Réforme.

Vigilance républicaine

Mais le ton change après sa réélection de 2022. Un projet de loi sur l’immigration est conçu pour diviser la droite et faire « monter » le sujet avant les élections européennes. Censé refléter l’activisme du gouvernement sur un sujet qui taraude les électeurs, ce sera en réalité une machine infernale. En installant pendant plus d’un an une polémique permanente sur le dossier phare de l’extrême droite, en donnant le spectacle de l’impuissance du pouvoir, la séquence ne fait que préparer le succès de la tête de liste du RN au scrutin européen, Jordan Bardella, et peut-être son accession à Matignon.

L’ultime épisode de cette funeste aventure, le vote par la majorité présidentielle, avec les voix du RN, de dispositions dont Emmanuel Macron a lui-même soulevé l’inconstitutionnalité, porte la confusion à son paroxysme et prépositionne l’extrême droite pour le pouvoir. Il valide, l’espace d’un vote, avant l’annulation par le Conseil constitutionnel, des mesures inspirées par la « préférence nationale », clé de voûte ségrégationniste du discours de Marine Le Pen. En renvoyant à la haute juridiction sa propre tâche de vigilance républicaine, le président de la République alimente en outre la rhétorique des « juges contre le peuple » chère à l’extrême droite. Comment, ensuite, mobiliser contre la « fièvre extrémiste » comme M. Macron a tenté de le faire lors de sa conférence de presse mercredi 12 juin ?

Mais le comportement de l’opposition de gauche n’est guère plus glorieux. En votant avec le RN, le 11 décembre 2023, une « motion de rejet » contre le texte, qui a eu pour seule conséquence de remettre sur le tapis la version sénatoriale ultradroitisée du texte, des élus de gauche ont, eux aussi, préparé le boulevard à l’extrême droite. Leur satisfaction bruyante après ce vote reflète surtout leur vacuité sur le sujet et l’illusion selon laquelle il n’y a pas lieu de débattre de l’immigration, thème qui se résumerait à une invention de la droite.

Spectateurs effarés

Difficile de réparer en trois semaines de pareils égarements. Mais que la gauche découvre enfin l’« éléphant dans la pièce » que sont les questions d’immigration et reconnaisse qu’elles « travaillent » les Français, en particulier ceux des catégories populaires qu’il s’agit de reconquérir, représenterait un premier progrès. Des enquêtes d’opinion pourraient y aider. Elles indiquent que si le sujet continue d’être clivant – à droite, l’immigration évoque d’abord l’insécurité, à gauche plutôt l’accueil –, un raidissement est à l’œuvre, y compris parmi les sympathisants de gauche. Ainsi, selon un sondage BVA d’avril 2023 pour la Fondation Jean Jaurès, une large majorité d’entre eux sont favorables aux mesures facilitant les reconduites d’étrangers en situation irrégulière.

Il serait temps de constater que les logiciels paresseux consistant à voir des « racistes » derrière chaque citoyen partisan d’un contrôle des flux migratoires, à considérer les frontières seulement comme des atteintes aux droits humains, et l’immigration comme un « droit », font le jeu de la rhétorique identitaire et xénophobe de l’extrême droite. Tout comme la propension à nier les motivations identitaires au profit des seuls clivages économiques pour expliquer les succès du RN. Il s’agirait plutôt de démonter l’articulation entre les unes et les autres. Cela suppose d’admettre, pour la torpiller, la vision qu’ont bien des Français, de la figure, même imaginaire, de l’immigré comme un rival. Une perception qui nourrit le sentiment de déclassement économique et d’injustice dans l’accès aux services publics.

Parmi les nombreux aggiornamentos qu’impose à la gauche le défi électoral lancé par Emmanuel Macron, l’immigration apparaît comme une priorité. Faute de sortir de leur déni, les progressistes risquent de n’être que des spectateurs effarés, si, d’aventure, les discours de haine devenaient paroles d’Etat.

Philippe Bernard (Editorialiste au « Monde »)

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